L’INNOCENCE PERDUE DE L’OCCITANISME
Le 24 octobre aura lieu à Carcassonne une manifestation « nationale » revendiquant pour l’occitan le droit de cité que la République française lui a toujours refusé. Les mots d’ordre de cette manifestation me semblent parfaitement légitimes, et j’ai assisté aux deux premières manifestations qui les mettaient en avant, à l’automne 2006 et au printemps 2008.
Pourtant, je n’irai pas à Carcassonne ce jour-là. Je ne suis pas seul, à Marseille, à assumer cette décision. L’Ostau dau País Marselhés, dont je fais partie et qui avait organisé le déplacement marseillais aux deux manifestations précédentes, a décidé de ne pas s’y rendre. Les associations amies avec lesquelles il nous arrive de collaborer à Marseille, et qui étaient avec nous à la dernière manifestation de Béziers, ne s’y rendront pas non plus.
A cela, deux raisons.
D’abord le choix du lieu. La première manifestation, en 2006, s’était déroulée… à Carcassonne. La seconde, en 2008, à Béziers. A la suite de quoi l’Ostau et les associations amies avions proposé d’organiser la suivante à Marseille, proposition formulée également par un groupe de toulousains. Manifester dans la plus grande ville d’Occitanie, celle qui, bien avant les autres, a fait l’expérience de la cohabitation et de la rencontre avec l’Autre, l’étranger, l’immigré (nos grands-parents, pour beaucoup d’entre nous), qui constitue en outre un indéniable foyer de création occitane contemporaine, où l’on voit des banderoles en occitan (graphie classique, svp) au Stade, manifester dans cette ville donc se présentait à la fois comme un challenge passionnant et comme une expérience inédite. Nous savions pouvoir compter sur des relais dans la ville même. Pour autant, ce n’était qu’une possibilité parmi tant d’autres : il ne nous aurait pas déplu de nous déplacer en d’autres lieux, à Pau ou à Limoges par exemple. Voilà qui aurait fourni l’occasion d’aller découvrir des villes que, pour la majorité d’entre nous, nous ne connaissons pas, et y rencontrer des gens porteurs d’autres modalités de notre culture.
Après un an de discussions, le collectif organisateur a décidé de refaire la manifestation… à Carcassonne. Les arguments avancés pour justifier ce choix sont relatifs à la compétence avérée des Carcassonnais en matière d’organisation et d’accueil, et à la centralité du lieu par rapport à l’ensemble des pays occitans.
Le premier argument ne laisse aux autres villes aucune latitude de démontrer à leur tour compétence et savoir-faire. Que les Marseillais n’aient pas seulement mauvaise réputation à Paris mais aussi dans certains milieux occitanistes, c’est une chose ; mais pourquoi les Palois, les Limougeauds ou autres citadins occitans se trouvent-ils a priori indignes de la confiance accordée aux Carcassonnais ? L’argument de la centralité est encore plus douteux, s’agissant quand même d’un mouvement anti-centraliste, dont on pouvait attendre qu’il se déploie à travers l’espace occitan (mieux, qu’il contribue par sa dynamique à la construction d’un espace fondamentalement périphérique, à revers de la vision centrée qui caractérise la France)[1].
Donc, les manifestations en faveur de l’occitan se trouvent résolument ramassées sur la région languedocienne. Précisément là où sont basées la plupart des entités composant le collectif organisateur (certains suggèrent même que la répétition de ces manifestations en Languedoc-Roussillon aiderait ces entités à exiger et obtenir davantage de subventions auprès des collectivités locales de cette région : après tout, grand bien leur fasse, mais que ce ne soit pas au détriment des autres…).
Ce choix est évidemment de nature à conforter tous ceux qui, dans les pays occitans, contestent l’existence d’une langue commune et prônent inversement le repli provincialiste : on en trouve en Provence rhodanienne, en pays niçard, en Bearn, en Auvergne etc. On peut dire qu’une occasion unique de couper l’herbe sous les pieds à ces replis provincialistes, dont l’expression la plus virulente se situe précisément en Provence, a été ratée. Et les vieux cons moisis de « Prouvenço ! », qui dénoncent régulièrement « l’impérialisme languedocien » (c’est d’ailleurs leur seule et unique activité), vont trouver de quoi verser de l’eau à leur moulin dans le fait que les manifestations occitanistes se concentrent en Languedoc.
A l’inverse, les organisateurs de la manifestation de Carcassonne, malgré leur occitanisme, n’agissent guère différemment en cantonnant dans une seule région une revendication qui en concerne au moins sept.
L’autre raison est tout aussi grave, et, tout comme la première, justifie à elle seule que les Marseillais s’abstiennent de participer au rassemblement du 24 à Carcassonne.
Cela concerne la présence d’un ramassis de fascistes identitaires à la manifestation de Béziers, en mars 2008. Depuis quelques années, ces groupes récupèrent à tout va la revendication occitane pour l’amalgamer à un discours raciste et xénophobe vieux comme ce monde. Nul ne peut ignorer l’existence de ces gens, qui tentent de surfer sur la vague occitaniste -bien qu’évidemment inaptes à la moindre expression culturelle authentique. Nul ne pouvait ignorer leur présence à Béziers le 19 mars 2008, annoncée sur leurs blogs respectifs. Nous pensions, naïvement, que les organisateurs de la manifestation auraient pris les mesures de nature à la repousser. On sait qu’il n’en fut rien, hormis une dérisoire tentative de faire appel… à la police, pour éjecter les identitaires de l’esplanade Paul-Riquet où ils tenaient un stand. Laquelle police évidemment n’en fit rien –il n’y a que les cotisants de la Camif pour s’en étonner. Par ailleurs, les gens de « Anaram au patac », mouvement occitaniste anti-raciste et anti-fasciste qui exigeait des organisateurs un peu plus de fermeté se virent menacer d’expulsion par l’un des organisateurs s’ils troublaient la manifestation… Le monde à l’envers.
Par la suite, le groupe identitaire, aisément reconnaissable à ses poses martiales et au tract qu’il diffusait, s’intégra tranquillement à la manif, gentiment aiguillé par le responsable du service d’ordre[2]. Advint ce qui devait fatalement advenir : excédées, quelques personnes, en fin de manif, se portèrent au devant du groupe en question et l’apostrophèrent vertement, provoquant en retour une agression physique d’une extrême brutalité (bilan, trois blessés dont deux filles). On peut bien dire qu’il n’était pas indiqué d’aller apostropher à cet instant-là de tels personnages (le temps que tout le groupe marseillais, rejeté en fin de cortège par les organisateurs, arrive à la rescousse, le mal était fait et les rats identitaires quittaient le navire sous les invectives). Sans doute. Mais si les mesures adéquates avaient été prises en amont, le problème ne se serait même pas posé. La faute incombe aux organisateurs, non à ceux qui ont laissé parler leurs tripes. En ce qui me concerne, je dirai simplement que c’est la première fois de ma vie que je me trouve dans le même cortège qu’un groupe de fascistes, et je constate que cela s’est passé dans une manifestation occitaniste. On parle ici de gens qui, par exemple, ont été capables de débouler à la faculté de lettres de Montpellier et de rouer de coups un étudiant africain qui passait par là aux cris de « rentre chez toi, sale négro ! ». Quelle figure avons-nous devant nos amis africains et nord-africains, d’avoir laissé de telles gens s’insinuer dans une manifestation en faveur de notre langue ?
Mais le pire advint par la suite avec l’attitude des organisateurs persistant dans la politique du dos rond. Ne parlons que de la simple politesse qui aurait consisté, en tant qu’organisateurs, à se sentir un tant soit peu concerné et à demander des nouvelles des personnes blessées –seul un groupe de jeunes occitanistes toulousains l’a fait par mail quelques jours après, et qui ne faisait partie des organisateurs. Mais parlons aussi du fait que, dans la réunion de debriefing qui a suivi la manifestation, il ne fût même pas fait mention de l’incident, les organisateurs préférant s’auto-congratuler du succès numérique du 19 mars. Dans les réunions successives destinées à préparer la manifestation suivante (en l’occurrence celle qui aura lieu le 24 octobre), il ne fut pas davantage question du problème posé par l’intrusion des identitaires. La conclusion s’impose d’elle-même : pour les organisateurs de ces manifestations, le problème ne se pose pas.
Non que je soupçonne ces organisateurs de connivence idéologique avec ces groupes identitaires, loin de là (je n’en dirai pas autant de certains membres du service d’ordre). Je pense seulement que l’occitanisme institutionnel qu’ils représentent préfère, dans sa quête de reconnaissance officielle, éviter les remous et les vagues, en espérant que la trentaine d’identitaires passe inaperçue dans une manifestation de 20 000 personnes. Seul problème, ces gens savent ne pas passer inaperçus…
On peut bien se vanter, dans les ouvrages destinés au public des lettrés occitans, de ce que la civilisation occitane du XII° siècle ait su faire bel accueil à la culture arabe et à la culture juive de l’époque ; mais nous sommes au XXI° siècle, et nous savons que les tentations fascistes et racistes hantent certaines régions occitanes (précisément, Provence et Languedoc où le Front National réalise quelques uns de ses meilleurs scores électoraux depuis vingt-cinq ans). Dans ces conditions, faire comme si le problème posé par l’activisme des identitaires n’existait pas relève de la lâcheté politique la plus totale.
Je laisserai donc tout ce beau monde arpenter les rues de Carcassonne. Chez moi, à Marseille, le nécessaire a été fait pour interdire aux identitaires de s’implanter, et il le sera aussi souvent qu’il le faudra. Que chacun en fasse autant chez soi.
A.DELL’UMBRIA, Marseille, 1er septembre 2009.
[1] L’argument de la facilité d’accès (Pau serait trop loin de Nice, Limoges de Carcassonne, Marseille de Bordeaux etc.) est encore plus spécieux. Je suis certain que nombre de gens présents dans ces manifestations n’hésitent pas, par ailleurs, à parcourir des milliers de kms pour aller s’offrir un peu d’exotisme aux Caraïbes ou en Thaïlande, aux Maldives ou à Rio, parce que c’est ainsi que fonctionnent les classes moyennes auxquelles une grande partie des occitanistes appartiennent.
[2] Les identitaires saluaient d’ailleurs, quelques jours après, sur un de leurs blogs, « l’attitude positive et ouverte de David Cantournet, le responsable du service d’ordre ».
Source: [url]engambi.com[/url]
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